Un tapis en hiver
Mes références ? Mais bien sûr ; elles sont dans ma poche ; les voici : j’ai eu des amis qui sont morts en Californie, et je les pleure à ma façon. Je suis allé à Forest Lawn, et j’y ai fait les quatre cents coups, comme un enfant espiègle. J’ai lu le Cher Disparu, Mort à l’américaine, Linceuls et Gros Sous, et mon préféré Jouvence.
J’ai observé des hommes qui, près des corbillards, en face des morgues, dirigeaient des enterrements à l’aide de talkies-walkies, comme des officiers dans une guerre métaphysique.
Ah, j’oubliais ! Une fois, je passais avec un ami devant un hôtel de la zone à San Francisco, alors qu’on sortait un cadavre de l’hôtel. Le cadavre était présenté avec goût dans un drap blanc, et était gardé par quatre ou cinq Chinois engagés pour l’occasion. Et il y avait stationnée devant l’hôtel, une ambulance ultra lente, à qui la loi avait interdit d’avoir une sirène ou de dépasser les soixante kilomètres/heure, et de manifester la moindre agressivité dans la circulation.
Mon ami regarda le monsieur ou la dame cadavre qui passait, et dit :
— Quand on habite dans cet hôtel, mourir, c’est gravir un échelon.
Comme vous pouvez le constater, je suis un spécialiste de la mort en Californie. Mes références résistent à l’examen le plus approfondi. Je suis qualifié pour continuer avec une autre histoire qui m’a été racontée par mon ami qui est aussi employé comme jardinier chez une vieille femme très riche dans le comté de Marin. Elle avait un chien de dix-neuf ans qu’elle aimait profondément, et le chien le lui rendit en mourant très lentement de sénilité.
Chaque fois qu’il allait au travail, mon ami trouvait le chien un peu plus mort. Il avait dépassé de beaucoup l’âge normal de mourir pour un chien, mais il était sur le chemin de la mort depuis si longtemps qu’il s’y était perdu.
C’est ce qui arrive à bon nombre de vieilles personnes dans ce pays. Elles deviennent si vieilles et vivent si longtemps avec la mort qu’elles finissent par se perdre quand vient l’heure de mourir vraiment.
Quelquefois, elles restent perdues pendant des années. C’est affreux de les voir s’attarder. Finalement c’est le poids de leur propre sang qui les écrase.
Bref, à la fin, la femme ne supporta plus de voir la souffrance sénile de son chien, et appela un vétérinaire pour le piquer.
Elle ordonna à mon ami de fabriquer un cercueil pour le chien ; ce qu’il fit, en se disant que cela devait faire partie des attributions annexes des jardiniers en Californie.
Le docteur de la mort arriva à sa propriété et fut bientôt dans la maison, avec son petit sac de couleur noire. Ça, c’était une erreur. Ça aurait dû être un grand sac couleur pastel. Quand la vieille femme vit le petit sac de couleur noire, elle devint toute pâle. Ce trop de réalité l’effraya. Aussi, elle renvoya le vétérinaire, qui repartit avec un bon chèque en poche.
Malheureusement, le renvoi du vétérinaire n’avait pas résolu le problème fondamental du chien : il était si sénile que la mort était devenue pour lui un mode de vie, et il était perdu à force même de mourir.
Le lendemain, le chien alla se mettre dans le coin d’une pièce, et ne put en bouger. Il resta là des heures avant de s’écrouler d’épuisement, et sa chute se produisit fort à propos, juste au moment où la vieille femme entrait dans la pièce pour prendre les clés de sa Rolls Royce.
Elle se mit à pleurer quand elle vit le chien affaissé là dans son coin comme une pauvre cloche. Son visage était encore collé contre le mur, et ses yeux coulaient avec cette expression humaine qu’ont les chiens quand, après avoir vécu avec les gens trop longtemps, ils finissent par leur ressembler dans ce qu’ils ont de pire.
Elle demanda à sa bonne d’emporter le chien sur son tapis. Le chien avait un tapis chinois, sur lequel il dormait depuis le temps où il n’était qu’un chiot, en Chine, avant la chute de Chang Kaï-chek. Le tapis devait valoir mille dollars américains, à ce moment-là, puisqu’il avait survécu à une ou deux dynasties.
Le tapis valait beaucoup plus maintenant, car il était en excellent état, pas plus usé qu’il ne l’aurait été si on l’avait conservé dans un château pendant deux siècles.
La vieille femme appela à nouveau le vétérinaire, et il arriva, avec son petit sac noir à malices et ses secrets pour retrouver le chemin de la mort quand on l’a perdu depuis des années, des années qui vous mènent à ce coin de pièce comme à un piège.
— Où est votre toutou ? dit-il.
— Sur son tapis, dit-elle.
Le chien était couché de tout son long, épuisé, au milieu des superbes fleurs chinoises et de toutes ces choses venues d’un autre monde.
— S’il vous plaît, faites-le sur son tapis, dit-elle. Je pense que ça lui fera plaisir.
— Bien sûr, dit-il. Ne vous inquiétez pas. Il ne sentira rien. Ça ne fait pas mal. C’est comme quand on s’endort.
— Au revoir, Charlie, dit la vieille femme.
Le chien, bien sûr, ne l’entendit pas. Il était sourd depuis 1959.
Après avoir dit adieu au chien, la vieille femme alla se coucher. Elle quitta la pièce au moment même où le vétérinaire ouvrait son petit sac noir. Le vétérinaire avait désespérément besoin d’un conseiller en relations publiques.
Ensuite mon ami apporta le cercueil dans la maison pour y mettre le chien. Une bonne avait enveloppé le corps dans le tapis. La vieille femme avait insisté pour que son chien soit enterré avec le tapis, dans une tombe près de la roseraie, la tête vers l’ouest, en direction de la Chine. Mon ami enterra le chien, la tête tournée vers Los Angeles.
En portant le cercueil dehors, il risqua un œil sur le tapis de mille dollars. Splendide, ce motif, se dit-il. Il suffirait d’un coup d’aspirateur, et il serait comme neuf.
Mon ami n’a pas la réputation d’être un sentimental. Sale cabot ! se dit-il, en s’approchant de la tombe. Foutu cabot !
— Mais je l’ai fait, m’a-t-il dit. J’ai enterré ce chien avec le tapis, et je me demande bien pourquoi. C’est une question que je me poserai toute ma vie. Parfois quand il pleut, la nuit, en hiver, je pense à ce tapis, là-bas, dans la tombe, qui enveloppe un chien.